Comment êtes-vous arrivés dans l’usine PSA de Saint-Ouen ?
Nous étions sortis de notre film précédent, Cheminots, quelque peu « touchés » intérieurement. Nous avions partagé le quotidien d’une communauté professionnelle en plein désarroi, consciente de vivre la fin d’un épisode de son histoire. Nous ne voulions pas poursuivre dans le registre du désastre. Nous ressentions le besoin de revenir à la question du travail dans sa dimension vivante, créatrice, voire émancipatrice. Nous avons été invités à participer au Ministère de la Culture à un groupe de travail sur « création artistique et monde du travail », qui a décidé de remettre ces questions sures « le devant de la scène ». La proposition nous a été faite de réfléchir à l’idée d’un film. Le compositeur Nicolas Frize participait à ce groupe et nous avons ainsi eu l’occasion de faire connaissance. Il recherchait un lieu de résidence en Seine Saint-Denis pour sa prochaine création musicale. De notre côté, l’équipe du Ministère de la culture, avec le concours de Travail et Culture à Roubaix, nous a accordé une bourse d’écriture. Nicolas Frize a accepté de nous « embarquer » dans sa résidence. Nous n’avions, à ce moment-là, pas de sujet à proprement parler. Mais plutôt le champ d’une recherche, un questionnement que nous voulions développer.
Deux salariés font état d’une souffrance – physique pour l’une, psychique pour l’autre – qui rappelle le désespoir perceptible dans Cheminots.
En tentant de parler de l’intime de la personne dans son travail, en révélant cette nécessité de créer quelque chose de soi dans le cadre d’un travail très standardisé, très contraint par les impératifs de production, il était évident que nous allions rencontrer cette souffrance. Les différents témoignages l’expriment à chaque fois de manière très singulière. Pour certains directement ; pour d’autres on la devine en creux.
Sur cette question, le film opère une progression. Une fois posée la question de la création dans le travail, on glisse vers le constat d’une difficulté, puis d’une impossibilité d’exprimer quelque chose de soi. C’est à ce moment que l’expression de la souffrance est la plus directe. La personne ne trouve aucune échappatoire, aucune contrepartie. Elle est « nue » face à la cadence, au standard. Puis apparaissent des modes de « résistance » : des coopérations, faire pousser des plantes, rêver ou, au contraire, se concentrer à l’extrême pour supporter l’isolement. Jusqu’à des réflexes de fuite. Le film amène à cette question : lorsque le travail ne laisse plus aucune place de création à la personne, le travail ne devient-il pas inacceptable ?
La confidence d’Antoine à la fin du film est essentielle. Il explique que son professionnalisme et sa maîtrise lui permettent d’aller plus vite, de dépasser le temps de la production pour prendre le temps de lire, d’échanger avec ses collègues. Et même de sortir de l’usine pour prendre un café pendant que sa machine tourne. Il exprime une résistance active, pensée comme une stratégie de survie. Antoine, même s’il en perçoit les limites, retrouve de la liberté de création dans son travail : il l’aménage à sa façon.
La progression vers une ouverture, une forme d’évasion, ne recompose-t-elle pas a posteriori une « sortie » du désespoir par la seule vertu du montage ?
Au cours du montage, une inquiétude nous a occupés. Ce lieu qui nous avait « agressé » les oreilles et le corps tout entier, que l’on avait trouvé éprouvant et hostile, ne risquait-il pas de s’adoucir à travers l’humanité des témoignages dans une ode joyeuse au travail en usine ? Nous avons été très attentifs à cette « dialectique » du lieu : sa réalité violente et son tissu d’humanité. Le film montre simplement que, même dans des situations désespérées, l’humain cherche à exister, à revendiquer son droit à une forme de liberté, de créativité. C’est un socle commun à tout travail à partir duquel il y a quelque chose à défendre et revendiquer collectivement.
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Questionner le travail est un travail collectif ?
Exactement. Il est important pour nous que le « c’est quoi ? » du titre fasse état d’une recherche, et que le spectateur du film, à l’image de celui du concert, puisse lui-même s’engager sur cette voie et vivre cette recherche. C’est dans ce même sens que nous sommes très attentifs à la sortie du film. Pour faire que le temps de l’exploitation commerciale soit aussi, et peut-être avant tout, un temps de diffusion culturelle. Une fois le film fait, il n’est pas question pour nous de le « jeter » comme ça dans les tuyaux. La diffusion fait partie de notre activité. La sortie du film n’est pas le mot de la fin mais le début d’une discussion au travers des débats qui suivent les projections. Il est également nécessaire de prendre ce temps-là. Le temps de création est au cœur du questionnement du film et plus largement nous semble au cœur des tensions de la production et de l’exploitation cinématographiques… Prendre le temps est un principe que nous appliquons à notre propre travail. Nous avons fait le choix d’avoir le temps d’écrire, d’avoir le temps de tourner, d’avoir le temps de monter et de post-produire.
Propos (extraits) recueillis par Charlotte Garson à Paris en mai 2015. Dossier de presse
PROPOS DU RÉALISATEUR