Entretien avec la réalisatrice
Vous avez réalisé plusieurs films sur l’exil et le trafic des êtres humains. Pour quelle raison revenez-vous à ces sujets ?
Dans Voyage en Barbarie, j'ai filmé les corps et les âmes mis à l'épreuve du feu, de l'électricité, de la faim, de la maladie, des tabassages répétés et sauvages. Ce documentaire est habité par la mémoire, les cauchemars mais aussi l'envie de vivre de ces six gars qui avaient été déportés et torturés. Naïvement, je croyais que ce film provoquerait l'indignation, que chacun en le voyant serait bouleversé par ces survivants dont le moindre geste et la moindre parole convoquent immédiatement d'autres images ancrées dans notre mémoire collective, celle d'autres camps, d'une autre époque. C'était en 2014. Huit ans plus tard, je me suis habituée à entendre cette fameuse phrase : « Aussi torturés que ça ? Vraiment ? Je ne savais pas ». Elle me fait toujours le même effet : celui d'un stylet planté dans le cœur. Quatre ans plus tard, je tourne Anatomie d’un crime, qui montre l'errance d'un militant des droits de l'homme découvrant le viol systématique sur les migrants en Libye. La réaction est identique : « Quand même ! Ils ne peuvent pas tous être torturés et violés. » Au fil des années, le fait de devoir répéter cette histoire a commencé à m'épuiser, tant elle s'est heurtée au déni et à la résistance de ceux qui ne veulent pas comprendre. Une victime d'atrocités dérange. Je sais que le survivant doit faire son récit pour continuer de vivre, qu'il doit dire les camps pour réparer ce déchirement. C'est ainsi qu'est née mon envie de porter à l'écran ce Chant des vivants.
En 2016, vous avez fondé l’association Limbo. Comment cette démarche s’inscrit-elle dans votre parcours de documentariste ?
Je suis une réalisatrice engagée. Depuis dix ans, j’interroge et filme sans relâche la fabrication d’un monstre, d’une machine à broyer les êtres. Mes films sont une manière de rendre chair et âme à ceux qui lui survivent, de les pousser vers la lumière... Pour que celui qui regarde ne puisse pas détourner le regard. Pour que celui qui est filmé soit rendu à sa dignité. L’urgence m’habite, celle de filmer, encore et encore, ces déportations, ceux qui ont survécu, et dire l’immensité du crime en cours. Après la tentative de suicide de H., que j’avais filmé dans Voyage en Barbarie, j'ai eu besoin d'aller au-delà de l'acte documentaire. Ce jour-là, j'ai compris que survivre ne voulait pas dire être capable de vivre. Que lorsqu'ils sont livrés à eux-mêmes, ceux qui ont traversé l'horreur voient leurs pulsions de mort ressurgir. J'ai donc fait le choix de participer à la naissance de cette association, sans intention de filmer ce qui s'y passait. Pendant trois ans, aux côtés des bénévoles de Limbo, j'ai tenté d'offrir à ces rescapés un espace enveloppant et protecteur au cœur de l'Aveyron. Un espace loin des regards, où leur reconstruction pourrait commencer.
Pourquoi un film musical ?
La musique déverrouille petit à petit l’impossibilité de nommer les choses : avant de pouvoir chanter, bien sûr, il faut prononcer, puis fixer les mots justes...
Quand avez-vous su qu’il y avait là une nouvelle histoire à raconter, un nouveau film à faire sur « l’après » ?
Pendant toutes ces années où j’ai pu accompagner des survivants, j’ai entendu quantité de récits. Une chose m’a frappée. Après un long, très long temps de silence, certains peuvent se livrer, soudainement, alors qu’on ne s’y attend pas, qu’on fume tranquilles sur un muret du village, dans le soleil couchant.
On parle de tout et de rien et d’un coup, tout sort dans un flot continu : une parole précise, tranchante, d’une incommensurable violence, un vrai tsunami où aucun détail n’est omis. Au bout de dix, vingt, quarante minutes, tout se referme. Et c’est fini. Il faut comprendre que ceux qui parviennent à parler ont déjà de la chance : c’est le signe qu’ils veulent, et peut-être peuvent, continuer de vivre. Les autres, Primo Levi les appelait « ceux qui ont vu la Gorgone ». À Conques, un espace avait été créé pour permettre à ces jeunes, non pas de parler forcément, mais de pouvoir le faire : les séances d’art-thérapie travaillent sur la mémoire du corps, la réparation, le lien à l’autre... Dans ce petit village, tout est plus facile. Les portes sont ouvertes, le temps coule doucement, et les jeunes finissent par lâcher des mots, par bribes. Là-bas, j’ai vu quelque chose que je n’avais observé nulle part ailleurs. J’y ai vu l’indicible remonter lentement à la surface. Collectivement, l’envie de filmer ce qui prenait place sous nos yeux a émergé.
Comment s’est déroulé le tournage ?
Nous avons tourné lors de trois séjours Limbo, à l’automne, l’hiver et l’été, en respectant le fonctionnement de l’association : une semaine, une équipe de bénévoles et un groupe de jeunes survivants venus des CADA partenaires, qui tous, avaient accepté de tenter cette expérience un peu folle. Avec ce film, plusieurs fils se déroulaient. Celui de la réparation progressive des jeunes, captée en cinéma du réel ; celui de la route de l’exil et de sa violence, dont chacun me livrait un fragment pendant nos rencontres ; celui des « clips » musicaux, plus mis en scène ; et enfin celui des saisons, qui entraient en résonance avec l’état intérieur des personnages. Au tournage, ces narrations se sont entremêlées naturellement. À l’automne, les premiers textes, pudiques, sobres, revenaient sur le départ, le désert, sans trop en dire. Lorsque l’hiver est arrivé, une chape de plomb est tombée sur le groupe, comme si la conscience du projet les avait pris à la gorge. Plusieurs d’entre eux sont arrivés avec des bouts de textes qu’ils avaient travaillé de leur côté : ils étaient enfin prêts à parler de la Libye. À l’été, quelque chose s’était libéré et nous avons pu composer les mélodies sur la traversée, le viol, le stress post-traumatique, et finalement, l’avenir.
Dossier de presse
Extraits critiques