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Entretien avec la réalisatrice

Propos recueillis par Stéphanie Lannoy, Bruxelles, 2020 : Revue «fait son cinéma.»


Être enceinte a réveillé le traumatisme de cette histoire déchirante…

Ça a réveillé chez moi un souvenir très violent parce que j’ai vraiment éprouvé dans ma chair ce qu’elle avait ressenti. Sans l’avoir vécu, j’ai compris ce que ça pouvait être pour une mère de sentir qu’on lui arrachait son enfant. Pourtant, après cette rencontre avec elle je m’étais intéressée aux mères célibataires. J’avais passé du temps avec elles à travers des associations. J’ai aussi réalisé un documentaire dans lequel je leur ai donné la parole. Cette histoire ne m’a jamais vraiment quittée et est revenue très violemment.

Vous êtes scénariste et actrice, ce sujet–là a t-il provoqué chez vous l’envie de passer au long métrage?

Complètement. Pas ce sujet-là mais cette expérience de maternité liée à ce que j’avais vécu avec cette femme qui devait donner son enfant. J’ai commencé à écrire l’histoire sans réfléchir, instinctivement. J’ai parlé à Nabil (Ayouch ndlr) du désir de film et je me demandais si ça pouvait être un court-métrage ou pas, mais non. Pour raconter une histoire et entrer dans les personnages comme j’avais envie de le faire, il fallait pouvoir prendre le temps. Il m’a encouragée à ne pas avoir peur d’aller au bout de ce que j’avais envie de faire, sans avoir l’appréhension du premier long-métrage. Raconter cette histoire de cette manière-là était une évidence. Je voulais pouvoir passer par l’écriture et raconter la sensation par l’image, je souhaitais tout maitriser.

Quel était le défi le plus imposant entre l’écriture et le passage à l’image ?

J’ai écrit au fur et à mesure que ma grossesse avançait, c’était presque un soulagement. Parfois je devais m’arrêter tant l’émotion était forte. Je prenais quelques heures ou quelques jours avant de pouvoir reprendre tellement j’étais habitée par ce que je vivais à travers ces personnages. Lors du passage de l’écriture à la réalisation, le plus grand challenge, étant donné que ce film est presque un huis clos, était de pouvoir maintenir cette ligne artistique aussi à l’intérieur de cette maison pendant la durée du tournage et celle du film. L’évolution des personnages était cruciale pour pouvoir les raconter. Il fallait que je garde cet équilibre-là entre la ligne artistique et l’évolution des personnages, l’émotion et être là où il fallait être émotionnellement à chaque fois.

Cela soulève la question du rythme…

Du rythme émotionnel aussi. On a fait un vrai travail avec les comédiennes pour être sûre qu’on soit vraiment justes dans l’émotion au bon moment. Ce n’est pas un film ou la narration contient beaucoup d’action, mais . sur l’intériorité de ces femmes.

Vous filmez les vrais les gestes du travail.Il y a une partie très documentaire dans le film qui pourtant est une fiction. On est aussi proche de ces femmes parce qu’elles ont le visage nu, sans maquillage, on voit leur fatigue.On ressentune certaine vérité dans ce film…

Il n’y a pas de maquillage du tout. J’avais envie de m’éloigner de tout artifice, d’être dans quelque chose de cru. D’être dans tout ce qu’il y a de plus beau et de moins beau dans la vérité. Je voulais vraiment filmer ça de manière charnelle, organique, mais surtout vraie. J’avais envie qu’elles développent le rapport à la pâte, que lorsqu’elles la pétrissaient ce soit réel et non pas joué. C’est une chose qu’il faut aller développer.

Il y a une vraie ambiguïté dans le personnage d’Abla qui porte en elle une vraie froideur. On se pose vraiment la question de la relation de ces femmes. Elle accueille Samia tout en lui disant de partir le lendemain…

Elle l’accueille malgré elle. Sa conscience l’empêche de dormir quand elle sait cette femme enceinte à l’extérieur. Elle essaie de résister mais à un moment donné elle abandonne, parce que c’est quelqu’un de bien. Cette froideur est une carapace, une manière pour elle de se protéger du monde mais aussi d’elle-même, de se protéger de sa douleur, de ses émotions. Elle s’est fermée, éteinte.

Elle réagit aussi par rapport à cette société très patriarcale…

Oui, par rapport à la société, aux hommes et au fait d’être veuve. C’est une femme seule dans un environnement patriarcal où les hommes vont penser qu’ils peuvent tout se permettre parce qu’il n’y a pas d’homme à la maison. Elle est perçue comme disponible.

était-ce le moment pour vous de faire une fiction sur ce sujet au Maroc? Il y a eu «too», certaines sociétés commencent à revoir la question de la condition féminine, qu’en est-il au Maroc?

Ces personnages féminins me touchent parce que les luttes de ces femmes dans ma société me parlent et font bouger des choses à l’intérieur de moi. Elles me révoltent, me scandalisent et me donnent envie de m’exprimer. Oui ce film s’inscrit aujourd’hui dans une ébullition qu’il y a,  dans un désir de changement porté haut et fort par les femmes. Et c’est très récent, ça date d’il y a trois ou quatre mois, depuis l’affaire Hajar Raissouni. Cette journaliste a eu des relations sexuelles hors mariage et s’est faite avorter. Elle a été emprisonnée, condamnée à un an de prison et la société civile a réagi d’une manière incroyable à travers des manifestations, des sit-in, des pétitions et ce sont surtout les femmes qui étaient au-devant. Un vrai changement est en train de s’opérer chez les femmes. Elles décident de prendre le pouvoir et ne plus subir. C’est très beau, c’est comme si le film rencontrait son époque. Le mouvement pour la libéralisation de la femme est en marche.

Extraits critiques